Tabou
Me revoilà après des mois de silence. Mon but premier à l’ouverture de ce journal était d’écrire tous les jours, de témoigner le plus précisément possible et le plus rapidement possible. Je voulais extraire ce poison une bonne fois pour toute et "passer à autre chose".
Mais voilà, la levée de l’amnésie traumatique m’a permis de retrouver ma vie. J’ai pu penser à autre chose. J’ai pu vivre avec légèreté. Avant, lorsque je ne me souvenais pas, l’inceste était toujours là, indicible mais toujours là. Maintenant je me souviens mais je n’y pense plus vraiment. En tout cas pas trop souvent.
Ces derniers jours ont été compliqués. Je dors très mal, je pense beaucoup à ma mère. Je suis très en colère, évidemment.
Je n’ai pas coupé des ponts avec elle. Ce n’est pas faute de l’avoir envisagé mais j’ai trop peur de perdre contact avec mon père. Et puis globalement le statut de meuf sans famille ne me fait pas rêver, je dois l’avouer. J’ai épousé mon compagnon cet été mais c’est différent. Je ne sais pas pourquoi mais je n’ai jamais réussi à aller jusqu’au bout dans la prise de distance, j’ai tenu 2, 3 ans… Et je fini toujours par rappeler. J’ai l’impression que ça me mettrait en tord, que je serais une Pariat… J’ai certainement tord mais c’est comme ça. Du coup, je vois ma mère, environ 4 à 5 fois par ans, parfois un peu plus. Mes parents n’ont jamais arrêté de jouer à la famille normale. On se voit, on partage un repas, on fait la conversation, etc. Parfois ma mère pète un plomb, parce qu’elle est comme ça, mais là encore, il faut faire comme si de rien n’était. Depuis la poêle qu’elle a lancé sur la table l’été dernier, il n’y a pas eu de nouvel incident. Sa nouvelle lubie est de se trouver une maladie. ça lui arrive tous les dix ou quinze ans. Cette fois c’est le cancer du cerveau. Elle s’est plaint à mon mari en lui avouant avoir des acouphènes, il m’a raconté qu’elle l’avait pris à part, qu’elle avait sorti les violons, le trémollos dans la voix et les yeux larmoyant pour lui lâcher avec gravité "je crois bien que c’est un cancer du cerveau." Des mois ont passé, et elle a fait tous les check up possibles et inimaginables, si je ne suis encore au courant de rien c’est que toutes les analyses sont revenues négatives. Certains s’en réjouiraient. Je la connais bien, elle va sursolliciter tous les professionnels de santé qui passent à sa portée et tous les sites pseudo médicaux jusqu’à ce qu’on lui trouve autre chose.
Quand j’était ado elle m’avait raconté, très énervée, qu’elle devait changer de médecin traitant parce que celui qu’elle consultait jusqu’alors ne voulait plus lui prescrire son traitement contre les mastoses douloureuses (dont j’ai oublié le nom) sous prétexte qu’elle le prenait depuis beaucoup trop longtemps, trop souvent et qu’elle s’exposait à un risque immense de cancer du sein. Elle a consulté un autre médecin, qui lui a de nouveau prescrit ce médicament, et a continué à le prendre. Je me souviens lui avoir dit "mais enfin, tu n’as pas peur pour le risque de cancer du sein?" elle m’a répondu "hé bien j’aurai un cancer, c’est pas grave!" en rigolant. J’étais sidérée. De la part de n’importe qui d’autre, je me serais dit qu’elle ne prenait pas conscience du danger. Mais connaissant ma mère et sa fascination pour les maladies, sa volonté d’attirer sans cesse l’attention du corps médical, la pitié et l’empathie des proches avec des problèmes de santé toujours plus graves et toujours plus "injustes"... Je trouvais ça inquiétant.
Quelques années plus tard, devinez quoi, le diagnostic est tombé : cancer du sein. Elle était radieuse. Elle est entré en rémission avec une rapidité déconcertante et n’a plus eu qu’un seul mot à partir de ce moment là : récidive. La récidive n’est jamais arrivé. Plus de 10 ans qu’elle est guérie maintenant et rien. Alors elle parle de cancer du cerveau. Il y a quelques mois elle a fait une tentative de maladie cardiaque, mais visiblement, l’urgentiste aurait insinué qu’elle exagérait et lui aurait simplement refilé un xanax. Elle a été très vexée et s’est cherché une autre maladie.
J’ai besoin d’écrire parce que je ne parle presque jamais de ma mère, à part à mon mari et à des amis très proches, de temps en temps. Mais je ne raconte pas ces histoires là dans leur entièreté. Je trouve ça tellement dingue que j’ai toujours peur qu’on ne me croit pas. J’ai toujours souhaité qu’elle trouve de l’aide, ou en tout cas qu’elle soit diagnostiquée. Son problème est peut-être le syndrome de munchhausen, beaucoup de mes souvenirs de mon enfance et de ce que, fort malheureusement, je soupçonne avec la mystérieuse maladie de mon père d’il y a deux ans me font penser aussi à munchhaunsen par procuration, ce peut être aussi une dépression carabinée, un trouble de la relation à l’autre, un trouble de la personnalité… BREF, j’aurais aimé qu’elle puisse trouver de l’aide. Malheureusement, mon père et sa vision de la famille parfaite dont le ciment est le tabou, le non dit et le déni n’ont jamais permis ça.
Bref, tout ça pour dire que c’est lourd d’avoir une mère comme la mienne. Mon enfance et mon adolescence sont une succession de scènes complètement lunaires qui me donnaient le sentiment de devoir caché ce qu’était vraiment ma vie et ma famille -surtout ma mère on l’aura compris- au reste du monde.