Entre mes jambes

Male gaze

C’est une belle soirée ordinaire, tranquille et tiède. Je promène mon chien. Les promenades c’est un truc sérieux avec mon chien, on a nos rituels, nos habitudes… C’est un vrai moment de complicité. Parfois, quand il n’y a personne, on court, on fait les fous, je retombe un peu en enfance. C’est sans doute l’une des raison pour lesquelles j’aime autant les chiens. Ils nous apportent la joie avec laquelle on vivait lorsqu’on était enfant.
Bref ce soir là, on se promène, tranquillement. Mon chien fait traîner sa truffe le long des massifs maculés de la pisse des chiens ayant fait leur promenade avant lui… Le bonheur quoi. Sur notre trajet on croise deux types en train de discuter avec entrain. Lorsque l’on passe à leur niveau ils coupent court à leur conversation pour me regarder, en faisant tout ce qui leur est possible pour que je remarque qu’ils me matent. Et nous voilà dans cette bonne vieille situation familière et néanmoins dégueulasse, une fille en proie aux regards insistants de gaillards amusés et complices. Bon.
J’en suis à un stade de ma vie où ils est trop coûteux pour moi de faire comme lorsque j’avais la vingtaine, de marcher vite, la tête basse et de faire comme si je n’avais rien remarqué. Et puis j’ai pris confiance en moi aussi. Je sais que cette situation n’est pas du fait de mon "corps provoquant", de mes "cheveux provoquants" ni de mon "regard provoquant" comme on a pu me l’expliquer lorsque j’étais adolescente. Si mon corps, mes cheveux ou mon regard provoquent une chose c’est simplement la volonté de m’objectiver et de me dominer de certains, ce qui n’est ni en mon pouvoir ni en ma volonté. J’aurais de toute façon beau m’habiller, me coiffer, me maquiller de n’importe quelle manière, tant que je serai identifiable comme appartenant au genre femelle en bonne santé dans une certaine tranche d’âge, j’éveillerai chez ces petits cons un désir d’appropriation par le sexe et, lorsqu’ils sont en groupe, un fanfaronnage soit disant complice mais qui n’est en réalité que l’expression d’une rivalité acharnée.
Bref je passe à côté de ces deux gars qui me matent et préparent sans doute dans leur tête les réflexions merdiques qu’ils feront sur mon physique lorsque je serai hors de portée de voix. Moi, évidemment, je me sens comme toutes les femmes dans ce genre de situation : comme une merde qui doit fuir.
Seulement voilà, ce soir là je n’avais pas envie d’écourter la promenade avec mon chien. J’adore ce moment avec lui, je n’ai pas envie de l’écourter à cause de deux inconnus. Je me sens bien et j’ai envie de continuer à me sentir bien malgré ces deux tocards.
Je décide de faire comme si je n’étais pas habituée à ces situations, comme si j’ignorais ce qu’elles sous entendent. Je décide d’ignorer, totalement et scandaleusement, cette convention du male gaze. Cette convention qui veut qu’un homme décide de nous déshabiller du regard, à n’importe quel moment, dans n’importe quelle situation, qu’il en éprouve de la fierté, que ça le conforte dans sa virilité et que nous devions baisser la tête et fuir, quel que soit le lieu et la raison qui nous avait motivé à nous y rendre. Quelque soit notre activité. Parce que si on ne fuit pas, si on ne baisse pas la tête, c’est de la provocation et là… Là faut pas s’étonner après si ça tourne mal.
Non.
Non. J’ai décidé d’ignorer tout ça et de faire comme font les mecs. De me sentir incroyablement légitime et de ne surtout pas supporter l’idée que quelqu’un puisse me déranger sans raison. De faire preuve de la plus grande des susceptibilités si quelqu’un vient modifier le cours de ma journée sans mon autorisation. De me montrer un peu agacée, de l’agacement dont font preuve les gens importants quand on vient les déranger au pire moment avec un détail sans importance.
Comme, je le rappelle, ils avaient été très peu discrets et qu’ils avaient tout fait pour que je remarque qu’ils me mataient, je tourne la tête dans leur direction, de façon franche, interloquée, comme si, naturellement j’attendais de leur part une questions ou une objection, bref une raison rationnelle de m’avoir interrompue dans ma promenade. Ils se montrent décontenancés, ne savent pas trop comment réagir. Je suis là, droite dans mes bottes et dans ma légitimité, toute impliquée dans ma promenade avec mon chien et dans l’importance de cette promenade sus nommée. Je ne suis qu’étonnement de les voir ainsi faire irruption dans ma journée. Ce doit être important non ? Ils n’auraient pas attiré mon attention pour rien enfin ! Ce n’est pas logique ! Je les interroge du regard. Ils sont très mal à l’aise. Ils me sortent la carte du sourire coquinoux… ce qui jure assez avec leur attitude penaude. C’est incompréhensible ! Je ne les connais pas, ils attirent mon attention puis me sourient sans rien dire? ! Mais que me veulent-ils? ! J’essaie de comprendre ! Je les interroge toujours du regard, l’un après l’autre. Toujours muets, gênés, décontenancés.
Eux, dont le sourire déjà bien pâle s’affaisse maintenant tout à fait semblent vouloir disparaître. Alors je renonce à comprendre, je hausse les épaules avant de reprendre tranquillement ma promenade, les laissant seuls avec leur malaise.

Hahaha me voilà hilare. J’ai vécu ce micro évènement comme une libération. A quoi s’attendaient-ils ? Que je peine à m’enfuir juchée sur mes jambes sexy et tramblottantes de femme faible et effrayée pour les laisser entre hommes, fiers et puissants, dont la force impressionne les plus fragiles ? Hahaha. Ils espéraient peut-être une œillade, mi timorée mi chagasse qui aurait pimentée leur branlette du soir et qui leur aurait donné l’impression que cette inconnue aurait été plus gentille avec eux que leur aigrie de femme (oui parce que je vis dans un quartier résidentiel entouré d’écoles et de crèches, il est peu probable que ces hommes là eut été célibataire. Seules les petites familles bien comme il faut vivent ici.)

Mesdames, dès aujourd’hui, répondez au male gaze avec rien d’autre que de la légitimité. La légitimité d’exister et de vaquer à vos occupations sans vous voir imposer les projections libidineuses d’inconnus. On a le pouvoir de refuser ça. Refusons.

NON