Entre mes jambes

Silence

Je n’ai jamais parlé, jamais raconté. Je suis victime d’une censure tyrannique qui opère au sein même de mon cerveau. Ma mère m’a dressée ainsi. L’éducation qu’elle m’a octroyé avait pour vocation de décrédibiliser ma parole et mes croyances. Elle m’a expliqué dès ma plus tendre enfance que j’étais le genre de personne qui ne sais pas, qui se trompe, qui extrapole, qui se souviens mal.

Il m’a toujours paru étrange, même lorsque j’étais une très jeune enfant, qu’elle ne cesse de rentrer dans des colères tonitruantes en hurlant "mais enfin, ma fille tu es folle, tu veux me faire passer pour un monstre!" alors que je ne l’avait jamais accusée de quoi que ce soit. J’en étais bien incapable n’ayant moi-même pas conscience du problème. Elle rentrait dans ces colères de façon totalement imprévisible à mes yeux d’enfant et pour des raison aussi triviales qu’une tâche sur un vêtement ou une fourchette tombée par terre. Ces crises me laissaient totalement terrorisée.

Je comprends aujourd’hui la raison de cela. Il était effectivement prudent de me décrire comme une affabulatrice haineuse et sans scrupule désirant la faire "passer pour un monstre" en prévision du jour où je parlerai. à moins qu’il ne s’agisse tout simplement de sa conscience qui trouvait un moyen de se faire entendre à travers cette chape de déni.

Cette éducation a eu des conséquences désastreuses sur mon bien être et la construction de ma personnalité. Je vivais toujours à côté de moi même, m’auto-observant comme une étrangère avec une cruauté sans borne, sans comprendre réellement ce que je pensais et ce que je vivais, me blâmant sans cesse de façon absurde. Je surnageais dans la sidération. Je plaçais mon existence dans le regard et le jugement des autres, ballotée dans un chaos vertigineux, convaincue qu’aucune place ne me serait jamais faite dans cette humanité. J’ai pourtant affiché tous les atours d’une vie certes singulière, mais épanouie.

Sous la surface mon esprit s’évertuait à ressasser ce qui a été mon fardeau depuis ma naissance : quelque chose clochait chez moi et, pire, aucune solution n’était envisageable. Il en était ainsi. J’étais une catastrophe. C’était un des reproches récurrents de ma mère. Elle me condamnait, l’air exagérément exaspéré, les yeux au ciel, dans le soupir de celle qui a tout essayé et qui démissionne face à mon incompétence : "Tu es..." laissant l’accusation en suspens dans un mouvement de contrariété. J’avais 5, 6, 7 ans et je ne savais pas ce que j’étais, mais visiblement ça n’allait pas. Ce que je retenais surtout c’est que, ne sachant où se situait le problème, je n’avais pas vraiment la possibilité de le résoudre. Cela m’anéantissait. Je pensais être condamnée à être cette personne désastreuse sans même réussir à comprendre la nature de ce désastre. J’avais honte de vivre. A l’âge adulte j’ai tenté de disparaitre, par tous les moyens, en me terrant, m’isolant, me droguant, me saoulant, me détruisant, m’empoisonnant…

J’avais conscience d’avoir vécu des maltraitances et des négligences durant mon enfance, mais quelque chose d’autre ne demandait qu’a faire surface. Quelque chose qui ressemblait fort à cette fameuse pièce de puzzle manquante qui nous laisse bancal tant qu’on ne l’a pas trouvée. J’ai senti cette vérité s’imposer à moi avec de plus en plus de clarté ces dernières années, avec violence même parfois. Quantité de hiatus et d’actes manqués m’ont indiqué le chemin : quelques black out étranges, un crâne rasé, des conflits stupides, une anémie carabinée, des insomnies violentes, des rêves jonchés de cadavres en putréfaction… Jusqu’à ce fameux jour, après avoir visionné mysterious skin, où la poésie avec laquelle le sujet est traité m’a permis de finalement accepter ce que j’ai toujours su : J’ai été victime d’inceste.

Aujourd’hui j’ai compris où est et a toujours été le problème. C’est ma mère et ce qu’elle a osé me faire. C’est la haine qu’elle a éprouvé envers moi par la suite car j’étais à la fois la preuve vivante et le témoin de ses immenses fautes. Mon silence est brisé. Je sais ce qu’il s’est passé et je compte bien le raconter. Je ne veux plus avoir honte. Je n’ai plus honte. C’est à son tour, à elle, violente, maltraitante, abusive, négligente, pédocriminelle, d’avoir honte.